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Citrowagon: "Bonjour Rémy, tu es rentré chez Citroën le 4 octobre 1972 à Javel, peux tu me dire comment tu en es arrivé là ?
Rémy : Fin des années 60, j'avais le niveau Bac mais je l'ai loupé ! J'étais dégouté et j'ai décidé de passer un CAP de "mécanique auto" en 2 ans (au lieu de 3), ensuite j'ai fait une mention "diésel" et une mention "électricité" aux Sables d'olonne. A l'époque Citroën "racolait" dans les lycées techniques, un représentant venait en GS, mais aussi en SM ! On était prévenu à la l'avance, il montrait une belle affiche, il montrait des grands tableaux avec une visionneuse, il en mettait plein la vue ! Pour le racolage, on voyait sur l'affiche un bel essayeur se faire servir de l'essence pour sa SM par une pompiste visiblement amoureuse de  . . . (rires). Forcément, ça donnait envie, et j'ai plusieurs copains qui sont montés à Paris. Personnellement, cela ne me disait rien, je ne voulais pas me faire embaucher dans une grosse boite, et surtout pas à Paris ! Dans ma classe, il y avait le neveu d'Heuliez, on ne savait pas quoi faire, on a donc fait un stage d'un mois, en juillet 1972 aux usines Heuliez à Cérisay, au bureau d'études "cars". En un mois, j'ai fait du boulot très intéressant, j'ai participé à une étude de suspension et j'ai dessiné des porte-bagages pour intérieur. Pour la suspension, ils avaient un problème de tenue de route avec un car à suspension pneumatique, les essieux étaient mal guidés. A la fin du mois, malheureusement on nous a dit qu'il n'y avait pas de place pour des "gens comme nous" ! Comme ils travaillaient avec Citroën, ils nous ont conseillé de rentrer chez Citroën avec une petite lettre de recommandation, j'ai changé d'avis, je me suis dit "pourquoi pas chez Citroën à Paris". J'ai fait une demande de candidature, à l'époque ils embauchaient facilement, mais avant il y avait une enquête de moralité . 
CW : Une enquête de moralité ?
Rémy : Oui, ils ont demandé à la gendarmerie ce qu'ils pensaient de mes parents, leur couleur politique, etc, véridique ! Quand tu étais embauché, ils avaient déjà un dossier sur toi ! Dès mon arrivée, ils m'ont demandé si j'avais fait mon service militaire ! J'ai été exempté, ça ne leur à pas plu ! Je leur avais expliqué qu'il y avait beaucoup de gens de 1951, et que l'on ma demandé carrément si je voulais faire mon service militaire, évidemment j'ai dit non, ils ne m'ont pas cru ! On ne m'a donné une réponse positive qu’après la visite médicale. Venait ensuite la séance de photo, comme pour les taulards, avec la photo de face et de profil, avec une petite pancarte devant sois, incroyable !
Les documents d'embauche de Rémy.
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Le premier jour de travail, je me suis présenté à l'administration. A gauche de ce batiment, il y avait l'accès au sous-sol et la station service juste après. Ils m'ont demandé si je voulais travailler sur la SM ou la DS, évidemment je n'ai pas hésité, j'ai choisi la SM, qui me semblait terriblement moderne par rapport à la DS ! Mon boulot consistait à préparer les SM, en "deuxième finition", qui avaient un défaut mécanique, elles n'étaient pas complètement terminées, il n'y avait pas les sièges, panneaux de porte etc . . .
CW : Qu'est ce que c'est la première finition et la deuxième finition ?
Rémy : En première finition, en sortie de peinture, on montait les ouvrants, la mécanique, l'hydraulique, l'électricité, etc.
Il y avait 2 lignes de montage DS, une ligne qui travaillait en "équipe" (en 2 huit) et une ligne en "normale" (horaires bureaux). La SM était exclusivement montée sur la ligne en "normal", il y avait une SM toutes les 3 ou 4 DS. En deuxième finition, ils terminaient la voiture, l'intérieur, les sièges etc ...
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Je n'étais pas là au début de la SM, mais il devait avoir tellement de travail au "plateau retouches" pour les SM, que l'on nous avait attribué un petit atelier pour les réparer.  Les SM n'étaient pas terminées pour gagner du temps sur un démontage éventuel. Ce petit local était mal foutu, il était rue Leblanc, ça sentait l'improvisation totale, il y avait à coté l'atelier des traitements thermiques de la boulonnerie et autres petites pièces de fixation, c'était très sale, dégueulasse ! (de la fumée se répandait de temps en temps dans notre atelier). Dans ce petit atelier il y avait une vingtaine de SM alignées sur 2 rangs. Cet atelier n'était pas large, il faisait la largeur de 4 ponts "4 colonnes" qui se trouvaient au bout de cet atelier. Chaque SM devait faire une centaine de kilomètres, ensuite on nous disait ce qui ne collait pas, on réparait et on les donnait "apte à la route". Puis 1 sur 4 faisait 400 km pour un "super contrôle" ! On était "retoucheur" et au bout d'un an, on devenait "essayeur", il y avait un roulement. En général, au retour des 100 km effectués par les essayeurs, il y avait une liste de retouches "comme ça", c'était impressionnant ! Ça pouvait être une porte qui grinçait, une vitesse qui ne passait pas, ou carrément le moteur ou la boite à changer !
CW: Tu connais donc la SM par cœur ?
Rémy: Oui, j'en ai tellement vu sur cette SM ! Il y avait des maladies bizarres ! De nombreuses SM essayées avaient un problème de pompe à eau ! On se couchait sur une planche posée sur le moteur et on changeait la pompe par derrière avec un miroir ! Ce qui était agréable, c'était de travailler sur de la mécanique neuve, on pouvait bosser avec des gants blancs si on voulait (rires), on ne se salissait pas ! Le boulot était très intéressant, le problème venait surtout de notre encadrement ! Il y avait par exemple Ferrani, notre chef d'atelier, un pied noir, notoirement incompétent, il ne connaissait absolument pas le métier (mécanicien), il te donnait des ordres, il fallait faire comme il décidait de faire. Il était le relais du syndicat maison, la CFT (confédération du travail) avec des tendances d'extrême droite. Ce syndicat bidon était surtout là pour contrer les "vrais" syndicats lors des élections professionnelles. Il avait 2 "mouches" dans son atelier qui lui racontaient tout ce qui se passait. C'étaient des ouvriers qui travaillaient avec nous, un espagnol et un portugais, l'un s'appelait Borges et l'autre Marques. Dans notre équipe, qui était soudée, nous avions une passion commune, la mécanique et l'automobile, on se méfiait évidemment de ces 2 gars. J'ai connu des gens se faire licencier sur le champ ! Une fois, au retour d'un essai de SM, la voiture rentre avec les "disques de frein fondus" ! Ferrani lui dit qu'il ne savait pas conduire, l'autre s'est défendu, il n'y était pour rien. Le ton est monté, ils en sont presque arrivés aux mains, un coup de fil de Ferrani au bureau du personnel et hop, le collègue viré ! Il a été embauché de suite chez RVI à Caen, son pays d'origine, le bon temps des "trente glorieuses" !
Quand je suis arrivé dans cet atelier, on faisait 32 SM en retouche par jour, mi- 74, on n'en faisait plus qu'une par semaine ! Elles n'étaient pas mieux finies qu'au début, mais elles ne se vendaient plus. La qualité de fabrication de ces voitures était catastrophique, j'en ai vu prendre feu dans l'atelier, parce qu'un "instruit" avait imaginé d'enlever un colier sur les rampes d'alimentation des injecteurs ! Les relais étaient soit inadaptés, ou soit c'était de la camelotte, les ventilateurs étaient en action sur tout le week-end, le lundi matin, on changeait les batteries à la pelle. Pendant 15 jours j'ai été payé à "entourer les bulles" présentes dans le vitrage, pare-brises et autres glaces, où était le contrôle à l'arrivée des glaces ? Quand on voit des articles de journalistes qui disent que c'est la crise du pétrole qui a tué la SM, "mon cul" (rires), c'est la qualité de fabrication déplorable de ces splendides voitures qui est à l'origine de ce fiasco. Après chaque intervention de notre part, il y avait un contrôleur qui vérifiait le travail effectué, ensuite il "ponçait" (tamponnait) le dossier et la voiture était bonne pour la vente. A la fin, il n'y avait plus de contrôleur, c'est nous qui tamponnions directement le dossier, on se vérifiait nous même le travail (rires), ou on ne le faisait même pas (ex: réglage des tensions de chaine de distribution) ! J'étais payé au "boni", chaque intervention avait un barème minuté, mais sur cette voiture, pour chaque petit détail à régler on passait un temps fou à démonter et remonter les pièces autour ! Par exemple, je me souviens d'un défaut récurant, les goulottes de refroidissement des disques avant frottaient le disque. Il fallait démonter les nombreuses vis qui tiennent la calandre et intervenir avec un levier pour remettre en place les goulottes, ou les changer lorsqu'elles étaient nazes. 
Il y avait une liste de retouches comme ça . . .
J'ai des collègues qui passaient directement une grande barre à mine à travers la calandre. Après avoir redressé les goulottes, ils redressaient tant bien que mal les grilles de la calandre inévitablement tordues ! Ils mettaient 10 mn lorsque moi je mettais plus de temps, je me faisais engueuler par le chef, parce que je n'arrivais pas à faire mon bonis. On a fait des essais d'une SM, qui venait de chez Bosh, elle était équipé d'un ABS, elle était blanche. Elle est restée très longtemps garée devant le bureau du chef.
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CW : Mais en 74, la SM commençait à ne plus vraiment se vendre, tu as du bosser sur la DS ?
Rémy : En punition on travaillait sur la ligne de montage des DS. j'étais sur un poste très dur, en début de ligne, consistant à monter les demi-trains avant sur l'unit de la DS. C'était très lourd, on faisait ça à la main ! J'y suis resté 17 jours et j'ai "pété un câble", je montais mal les gros boulons qui fixent les demi-trains, en foirant les pas de vis, ils ont été obligé de sortir 2 DS de chaine . . . j'ai été viré. En fait ils manquaient tout le temps de main d’œuvre, en "période maigre", ils prenaient n'importe qui dans l'usine pour alimenter la ligne de montage ! Même des secrétaires ! La période critique c'était après les vacances. Il y avait beaucoup d'asiatiques, de noirs, d'arabes etc . . . qui ne revenaient pas ! Il parait, j'ai entendu dire ça, qu'ils détachaient des gens pour aller les chercher chez eux et les ramener à Javel ! Il y avait un entretien, ils étaient virés et . . . réembauchés le lendemain, mais sans l'ancienneté !
A l'époque, les gars pouvaient prendre de l'avance, ils remontaient la ligne avec leurs pièces pour prendre de l'avance ! Aujourd'hui ce n'est plus possible, car il y a un tas d'assistances au montage, et ces assistances ne peuvent pas dépasser la limite d'un pas de montage (le pas est la zone attribuée pour le montage de certaines pièces).
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CW : Tu mangeais où le midi ?
Rémy: A Gutenberg, c'était un restaurant qui était situé juste au dessus de la ligne des moteurs. Beaucoup de compagnons mangeaient sur le tas, dans les DS, surtout les arabes ! Alors la belle SM, parlons en ! Le lundi matin, on recevait des SM recalées au contrôle d'étanchéité, dans les contre-portes, on trouvait des canettes, des cuisses de poulet, des restes de sandwich, ça avait macéré pendant 2 jours ! J'ai donc travaillé dans cet atelier, sur les SM jusqu'à mi-1974. Elles ont été ensuite fabriquées à Vichy chez Ligier.  Mon regrêt, c'est de ne pas avoir été choisi pour aller bosser aux USA ! Ils prenaient des gars de notre équipe pour aller bosser soit à New-york, soit à Los Angeles. Il y avait tellement de retours avec ces SM aux USA, qu'il faillait du monde pour le service après-vente. J'ai loupé 2 fois l'occasion ! Je me souviens que plus de la moitié des SM étaient en version USA.
CW : Est ce que tu as vu des SM particulières, bizarres ou autre ?
Rémy : J'ai vu une SM orange, c'est la seule que j'ai vue. On m'a dit que c'était pour les "ponts et chaussées". ( CW : peut-être celle de Wolgensinger ?)  J'ai vu aussi des cabriolets, j'en ai vu 6. ...
CW : Tu es sûr que tu as vu des cabriolets, et 6 ?
Rémy : Tout à fait, je suis sûr de ce que je dis !
CW : C'est incroyable ce que tu dis, car Chapron en a fait 6, je crois, et il n'ont jamais été distribués par Citroën ! Tu as bossé dessus ?
Rémy : C'est sans doute Citroën qui terminait la mécanique à Javel avant de les renvoyer chez Chapron, je te le jure ! Concernant l'ambiance dans cet atelier, il y avait un collègue, arrivé depuis pas longtemps, très grand, droit avec un chapeau. Il était réservé, j'étais en bon terme avec lui, il m'avait dit que si j'avais des problèmes je pouvais lui en parler ! Notre chef l'a engueulé une fois, pour une raison que j'ignore. Il est allé tranquillement vers la SM sur laquelle il intervenait, l'a démarré en trombe vers les ponts au fond de l'atelier. Il a bousillé la SM et 2 ou 3 ponts ! Puis il s'est barré, on ne la jamais revu ! On n'a pas eu de pont pendant quelques jours !
A côté de notre atelier, se trouvait un atelier qui ne faisait que les retouches des DS officielles, des DS noires. Car Citroën prêtait des voitures, avec chauffeur pour les cortèges officiels. C'était des gars de notre équipe, on te donnait une DS, une cravate, une veste et hop, en route ! Malheureusement je ne l'ai jamais fait. Il y avait 2 vieux carrossiers qui réparaient ces DS, à plein temps, elles revenaient systématiquement des virées nocturnes avec des "pets", elles étaient tout le temps "bignées".
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Ensuite on m'a proposé soit Aulnay (pour devenir chef d'équipe et "taper" sur les ouvriers), une usine flambant neuve et qui devait le rester dans tous les sens du terme, soit Vélizy, au bureau d'études. J'ai choisi Vélizy pour la technique, j'y suis resté de 74 à 78. C'était un bâtiment tout neuf, j'ai commencé à travailler sur le C35, la CX et le variateur (BV automatique révolutionnaire) sur laquelle j'ai travaillé 4 ans en proto (mon technicien a du y travailler pendant 15 ans, avant de tout foutre à la poubelle !), des "trucs" qui ne sont jamais sortis!
Mais je suis quand même revenu travailler quelques fois à Javel à partir de 76, c'était des courtes missions, le temps de m'empêcher de voter aux élections des délégués du personnel !
CW : L'usine de javel a continué à fonctionner ?
Rémy : Bien-sûr, partiellement, et jusqu'en 82 ! La station service a fonctionné jusqu'à la fin.  Il y avait des voitures destinées aux journalistes à "préparer", c'était pour une courte mission, j'y suis resté 4 mois ! On montait des autoradios, des économiseurs d'essence. Il y avait les carrossiers qui travaillaient sur les voitures des cortèges officielles (de nombreuses DS noires et de plus en plus de CX). Globalement, les bâtiments étaient délabrés, il n'y avait plus rien, mais on travaillait dans les sous-sols . Dans ces sous-sols il y avait les voitures de l'administration (Citroën) qui y étaient garées. Par exemple la comptabilité avait des 2CV bleues, des marrons pour un autre service. On essayait les voitures dans les sous-sols, il y avait une piste d'essai, il n'y avait plus de lumière, ils avaient peint les poteaux en blanc. J'ai même essayé une traction, une 15H, une des Citroën qui figurent maintenant au conservatoire (Citroën), j'avais refait l'échappement.
A l'époque, Citroën ne s'intéressait pas à son patrimoine,  toutes les anciennes Citroën étaient stockées dans les sous-sols de Javel. Elles étaient dans un enclos grillagé, malheureusement, il y avait de l'huile provenant des presses hydrauliques au dessus, qui coulait sur les bagnoles ! Il y avait des chats qui faisaient leurs petits sur les banquettes. J'ai d'ailleurs aussi été désigné pour descendre des camions, des vieilles Citroën qui venaient de je ne sais où, pour les mettre dans l'enclos au sous-sol. Le problème, c'est que l'on ne nous avait pas appris à conduire ces vieilles caisses avec des pédales non-conventionnelles, il fallait qu'on se démerde ! Je me souviens aussi avoir vu des voiturettes Citroën (jouets Citroën) trainer près de la guérite du gardien, dehors, elles sont restées plusieurs jours !
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Voila, c'est tout ce que je peux te dire sur mon passage à Javel, je t'ai apporté un souvenir de là-bas ....
CW : Ah oui ! quoi ?
Rémy : Lorsque je suis revenu à javel à partir de 76, j'ai trainé un peu dans les bureaux, abandonnés. Il y avait encore des affiches sur les murs, j'en ai récupéré 4. Photos certainement dues à Monsieur Guiot que j'ai connu plus tard au service compétition.
Rémy me sort 4 grandes affiches publicitaires,    intense moment d'émotion . . .
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Merci Rémi pour ce témoignage, tu as eu la chance de faire parti de ces hommes de Javel, qui ont contribué au mythe de la DS (et de la SM).
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