Dans l'extraordinaire aventure de Citroën aux USA, il y a un aspect assez peu connu en France, c'est la présence des garages "multi-marques". Aux états-unis, il était très courant de rencontrer des garages proposant plusieurs marques de véhicules, surtout pour les marques étrangères. En France, cela était rarissime, même de nos jours il n'y en a pas beaucoup ! Lorsque Citroën s'installe au USA dans les années cinquante, elle choisi de former des volontaires et de les nommer "dealer officiel*" après avoir réussi toutes les étapes nécessaires pour être un bon "dealer Citroën". Citroën USA n'hésitait pas à faire de la publicité pour trouver ses futurs colaborateurs. La marque intéressait beaucoup de monde, provenant du milieu de l'automobile professionnel, souvent déjà propriétaire de garages "multi-pmarques". Bien qu'étant très compétents, Citroën voyait d'un mauvais œil l'idée de co-exister avec d'autres marques, elle refusait par conséquence d'autoriser les demandeurs de mettre le panneau officiel "citroën".
* vendeur Citroën

Panneau officiel d'un dealer Citroën "exclusif". Néanmoins, très pragmatique, Citroën USA diffusait la liste de tous les dealers vendant des Citroën, les "exclusifs" et les "multi-marques" !
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Partons maintenant dans l'état de Washington dans le nord ouest du pays (rien à voir avec la capitale), pour suivre l'histoire de Citroën à Seattle.
Citrowagon remercie particulièrement Chris Dubuque, l'auteur d'une grande partie de cet article.
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Les textes en bleu sont de Chris.                 Les textes en noir sont de Citrowagon.
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LES PREMIÈRES ANNÉES
Il n’y avait pas de concession officielle Citroën à Seattle pendant les années de la Traction Avant (jusqu’en 1956 environ). Il semble toutefois qu’il y ait eu plusieurs essais de traction dans cette région au début des années 50. Ces voitures étaient des importations privées ou achetées auprès de Challenger Motors en Californie (Challenger Motors importait alors Traction Avants, qu'il a renommé «Challengers»).
L’apparition de la DS en 1955 a été le tournant décisif qui décida Citroën à vendre des voitures en Amérique du nord. La région de Seattle ne faisait pas exception. C’est en 1957 que les DS ont commencé à être importées aux États-Unis. C’est l’année pour laquelle commence notre histoire à Seattle. Mais pour le moment, revenons deux ans en arrière.
Dans le magazine Road and Track du mois d’octobre 1955 on trouve une publicité vraiment étrange pour les voitures Panhard.  Examinons de plus près le répertoire des revendeurs répertorié dans l'annonce (à droite).
Jack Woods est répertorié comme distributeur Panhard pour Seattle. Un concessionnaire Panhard à Seattle en 1955? Eh bien… peut-être. Chris s'est rendu à l'adresse 2225 Eastlake à Seattle, l'adresse indiquée dans l'annonce, pour vérifier la zone où se trouvait le concessionnaire. Le bâtiment est toujours là. En fait, ce n’est pas un immeuble commercial comme on l’attendait, c’est un petit collectif d’appartements construit au début des années 20. Pas vraiment un «concessionnaire».
Il semble que Jack Woods vendait des Panhard neuves depuis son appartement. La photo ci-dessus montre le collectif situé au 2225 Eastlake, tel qu'il se présente aujourd'hui.
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En cette fin des années 50, Citroën semble optimiste !
 La marque prévoit l'exportation de 10 000 2CV au USA !
Le petites filles américaines adorent les mariages princiers en DS !
Quelques extraits sur l'actualité de Citroën aux USA à la fin des années 50. Ces rares documents étaient précieusement découpés et archivés par le jeune Ivan Franck, qui deviendra plus tard, son diplôme d'ingénieur en poche, le Dealer officiel de Citroën à Denver.
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La première entreprise dans la région de Seattle à vendre des Citroën neuves a été "French Cars Inc.", située au 1159 Broadway dans la région de Capitol Hill à Seattle. "French Cars Inc." apparaît pour la première fois dans l'édition de 1957 de l'annuaire téléphonique, appelée à l'époque "Polk City Directory". Les documents de constitution en société indiquent les noms de Jack & Rhoda Woods et Ralph & Betty Gage. Oui, c'est le même «Jack Woods» qui vendait des Panhards de son appartement d'Eastlake deux ans plus tôt! Les archives de la ville indiquent en outre une date de constitution en société de "French Cars Inc." le 30 juillet 1956, ce qui est en fait relativement tôt en ce qui concerne la production des DS. Mais au moment de la publication du répertoire de la ville de Polk en 1958, "French Cars Inc." semble avoir disparu!
Les collectionneurs de Citroën de la région nord-ouest des USA ont un club, il s'appelle le "Northwest Citroen Owners Club (NWCOC)" Une grande partie de cet article est sorti sous forme "papier" en 1996.
Après avoir lu la première publication de cet article , Tom Farrell, membre du club, a découvert qu'une de ses connaissances a travaillé chez "French Cars Inc." Il s'agissait de Frank Nashland. Beaucoup de ceux qui vivaient ou grandissaient dans la région de Seattle au cours des années 1960 et 1970 avaient peut-être été en contact avec Frank, car il était copropriétaire depuis 31 ans de "Wheelsport Ltd.", un excellent magasin de vélos dans la ville de Bellevue, une banlieue de Seattle. Frank a ouvert "Wheelsport Ltd." peu après la disparition de "French Cars Inc." avec le copropriétaire de "French Cars Inc.", Ralph Gage.
Frank Nashland est décédé, mais le membre du club (NWCOC) Tom Farrell a eu l’occasion de parler de "French Cars Inc." avec Frank Nashland avant son décès. Voici un résumé de leur conversation:
Tom: Étiez-vous impliqué dans les voitures françaises en général avant de travailler pour "French Cars Inc." ?
Frank: J'avais quelques voitures françaises avant de travailler chez le concessionnaire. J'avais une 11B Traction Avant et, plus tard, une Renault 4CV, deux voitures géniales. De plus, bien sûr, pendant que je travaillais chez "French Cars Inc.", je conduisais des DS, 4CV, Panhard et d’autres voitures étranges et merveilleuses !
Tom: Donc, en plus de Citroën et Panhard, "French Cars Inc." vendait également des Renault ?
Frank: Eh bien, nous avons brièvement vendu des Renault. Mais bien sûr, le modèle qu’ils avaient à l’époque était la Dauphine, une voiture dans laquelle je n’entrerai pas, car nous savons tous de quel type de voiture il s’agissait! (tout à l'arrière ? )
Tom: Quelle était votre description de travail là-bas ?
Frank: J'étais un vendeur.
Tom: Et à part vous, Ralph Gage et Jack Woods, qui d'autre a travaillé là-bas ?
Frank: Il n'y avait qu'une seule personne et c'était un mécanicien à temps plein, un Hollandais du nom de Rolf, je ne me souviens pas de son nom de famille, mais il était très bon pour travailler sur les Citroën et Panhard, ou toute autre voiture que vous lui auriez apporté . Le gars était une merveille !
Tom: Quel genre d'intérêt les Citroën et les Panhard ont suscité auprès du grand public ?
Frank:  Les personnes qui s’intéressaient principalement aux voitures de ce type étaient assez souvent les ingénieurs de Boeing, ainsi que certains types d’universités. Je suppose que vous pourriez les appeler des excentriques ou ceux qui ont été attirés par quelque chose qui sort des sentiers battus. Une chose intéressante à propos de ce concessionnaire est qu’il se trouvait dans un petit bâtiment en brique de Broadway et de East Union Street, construit à l’origine au début du siècle pour un concessionnaire d’automobiles Stearns-Knight! (Un examen des annuaires de Seattle indique que les voitures Pierce Arrow ont été vendues à partir de ce bâtiment dès 1910 - Ed). 
Une autre chose intéressante est que de l'autre côté de la rue (dans l'Union), il y avait un endroit qui vendait pendant une courte période des Tatra et des Skoda. Ils ont vendu pas mal de skodas, mais pas beaucoup de Tatras (C'est étonnant car la Tatra était une bien meilleure voiture). C'était une époque assez intéressante!
Tom: Vous rappelez-vous avoir vendu beaucoup de DS ou de Panhard?
Frank: Non, nous avons peut-être vendu 2 ou 3 DS et peut-être 1 ou 2 Panhard et c’était à peu près tout.
Tom: Vous rappelez-vous avoir vendu des 2CV ?
Frank: Peut-être en avons-nous vendu 1 ou 2 au cours de cette période.
Tom: Que dirais-tu des Renault, en as-tu vendu ?
Frank: Non, pas du tout.
Tom: Aviez-vous une voiture fournie par le concessionnaire pour conduire ?
Frank: Oui, j'ai conduit une DS19 et j'ai également conduit une Panhard à l'occasion. Une fois, je suis allé à une soirée donnée par Bill Muncy (un célèbre pilote d'hydravion à l'époque) chez lui à Mercer Island. D'une façon ou d’une autre, nous avons eu une conversation sur les voitures et, de toute façon, il était fasciné par la conduite de cette Panhard que j’avais amené à la fête. Alors j'ai dit: «D'accord, d'accord», et nous avons fait le tour de Mercer Island. C'était une expérience intéressante. Il a vraiment aimé conduire, mais n'en a pas acheté une.
Tom: Quand vous aviez la DS de démonstration, vous rappelez-vous avoir eu des problèmes avec elle?
Frank: Pas du tout, pas un instant!
Tom: À un moment donné, vous avez mentionné que les couleurs n'étaient pas les plus souhaitables?
Frank: Oui, à cette époque, les sélections de couleurs étaient très maigres. J'ai eu une couleur beige terne. C'était une couleur vraiment ennuyeuse. La dernière DS que nous ayons eue était une noire avec un intérieur en velours marron et, si je me souviens bien, elle a finalement été vendue (après avoir passé des mois dans la salle d'exposition) à un type du nom de Bill Wakefield. Il avait une grande entreprise de pêche en Alaska "Wakefield Fisheries" ou quelque chose de ce genre. C'était une belle voiture!
Tom: Vous souvenez-vous des problèmes que les gens avaient avec les premières DS ?
Frank: Le seul problème que je me souvienne, c’était quand les gens mettaient parfois le mauvais fluide hydraulique, mais elles étaient résistantes mécaniquement.
Tom: Y avait-il beaucoup de soutien de la part de l'usine ou d'informations, de formations ?
Frank: Pas vraiment, à part les brochures (que nous devions payer), il n’y avait aucun support, pas même pour les panneaux de concessionnaire ou quelque chose comme ça.
Tom: Lorsqu'un client potentiel arrivait, avaient-ils beaucoup de connaissances sur la DS et ses fonctionnalités?
Frank: En règle générale, non. Ils ont compris qu’il s’agissait d’une voiture française, mais la plupart n’avaient aucune idée des caractéristiques mécaniques de la voiture.
Tom: Quel genre de réaction avais tu quand tu les prenais pour un essai ?
Frank: Ils ont été impressionnés, mais c'était tout.
Tom: Les gens avaient-ils peur de la complexité ?
Frank: Pas que je sache. Au moins aucun d'entre eux n'avait raconté cela à l'époque. Les gens ont souvent pensé qu'il était étrange que le frein soit un petit bouton sur le sol. Voici une anecdote : La concession Citroën était à Portland et une année, nous avions un salon de l’automobile, je pense que c’était en 1957. Donc, Ralph et moi sommes allés à Portland pour prendre quelques véhicules de démonstration, une ID19 et un 2CV. La concession avait une camionnette 2CV, j'ai adoré la chose. Nous sommes tous montés dedans et sommes sortis pour le déjeuner. Nous avons fini par rapporter la 2CV camionnette à Seattle. Ralph a conduit l'ID et j'ai conduit la Truckette (nom commercial attribué à la 2CV fourgonnette aux USA. Elles étaient fabriquées à l'usine de Forest en Belgique). Je pense que nous sommes partis vers 4h00 de l'après-midi. Quarante-cinq miles à l'heure était à peu près le meilleur que je pouvais en sortir avec mon pied enfoncé à travers le plancher ! À l'époque, la route principale était la route 99 (une route à deux voies presque tout le temps). Alors que nous montions, de temps en temps, je devais m'arrêter et laisser le trafic (qui était bloqué derrière moi) passer. Je ne suis pas rentré à la maison avant minuit et je pense que la seule fois où nous nous sommes arrêtés était  pour l’essence!
Tom: Où était le salon de l'automobile cette année?
Frank: C'était dans ce qui est maintenant le Seattle Center. Il s'est tenu dans une salle d'exposition qui a ensuite été démolie pour faire place à l'actuel Opéra.
Tom: "French Cars Inc." a-t-il eu d'autres activités pour essayer de promouvoir la concession ?
Frank: Non, nous n’avions pas de budget pour ce genre de chose ou pour beaucoup de publicité. Nous avons vendu une gamme de camions allemands du nom de Tempo. Ces camions étaient à traction avant et très bien construits. Ils possédaient un moteur Triumph * et constituaient à l’origine un plateau avec des flancs en bois repliés. C'étaient de bons camions, mais à cette époque, nous traversions une mauvaise période économique, essentiellement une récession, et personne n'achetait vraiment ce genre de chose. (* Allan Meyer, rédacteur en chef de PCN, précise que les camions Tempo étaient équipés de plusieurs moteurs, notamment des moteurs VW refroidis par air, Heinkel ou britannique - Ed).
Tom: Quel genre de souvenirs avez-vous des propriétaires Jack Woods et Ralph Gage?
Frank: Jack était un gars intéressant. Il n'était pas vraiment impliqué dans l'entreprise autre que le financement de l'opération. Il était le propriétaire foncier. Il avait plusieurs appartements dans la région d'Eastlake. (Rappelez-vous le concessionnaire Panhard sur Eastlake Avenue dont nous parlions plus tôt? - Ed). Jack était un gars sympa mais n’était pas très présent. Ralph et moi, nous nous connaissions depuis longtemps et, bien sûr, plus tard, après la fermeture de la concession par Jack, Ralph et moi sommes allés à Bellevue et avons ouvert "Wheelsport Ltd."
Tom: Avez-vous prévu la fin de "French Cars Inc." ?
Frank: Oh oui, nous pouvions voir que rien ne se passait et Jack était fatigué de perdre de l’argent, alors il a tout plié.
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Il semble donc que "French Cars Inc." n'a jamais vraiment vendu beaucoup de voitures et a été de courte durée. Mais, chose surprenante, les brochures Citroën portant le cachet du concessionnaire French Cars Inc. font toujours surface. Aujourd'hui, il ne reste aucune trace du bâtiment situé au 1159 Broadway, l'ensemble du bâtiment ayant été rasé pour faire place à un centre médical. Nous n’avons trouvé aucune photo du bâtiment situé au 1159 Broadway, mais il a un passé grandiose: c’était un concessionnaire Pierce Arrow en 1910 et un concessionnaire Stutz en 1917.